En septembre 1985, Jean Mauriac écrivait :
" Aujourd’hui, grâce à la municipalité de Vémars, qui a acquis la
demeure de François Mauriac pour en faire sa nouvelle mairie, nous savons que
son souvenir sera, au moins ici, à jamais préservé, dans une maison ouverte à
tous. Dès que les travaux de réfection seront terminés, nous retrouverons dans
un « musée François Mauriac » le modeste décor de son cabinet de
travail, où il acheva le 27 juillet 1965 les ‘Nouveaux Mémoires
Intérieurs », écrivit en 1968 « Un Adolescent d’autrefois », son
dernier roman qui l’aida « à supporter cette croix de la vieillesse plus
lourde à chaque pas… », ainsi que les pages inachevées de
« Maltaverne » et les ultimes lignes du Bloc-notes ».
En attendant la réalisation de ce musée et à l’occasion du
centenaire de la naissance de François Mauriac, la municipalité de Vémars, sous
la direction de M. Jean-Jacques Wittmer — à qui va notre gratitude— a organisé
une exposition, réalisée par M. Noël Herpe, avec le concours du Conseil Général
du Val d’Oise, qui sera inaugurée le 28 septembre prochain. Seront rassemblés
des lettres, des documents et un grand nombre de photographies de François
Mauriac à Vémars — la plupart inédites — généreusement offertes par
Paris-Match, qui y avait effectué plusieurs reportages."
11 octobre 1885 - 28 septembre 1985
« J’ai avec Jeanne
une intimité d’esprit que je n’eusse jamais cru possible… », confesse François Mauriac, un
mois après son mariage.
En cinquante sept ans (du 3
juin 1913 au 1er septembre 1970), inconsciemment peut-être, Jeanne Lafon
l’a amené à apprécier les paysages et le climat de la Plaine de France, tout en
nuances, comme elle…
François Mauriac s’est
progressivement intégré à cette famille dont dix générations ont contribué à
écrire trois siècles de l’histoire de Vémars.
Les éléments ici rassemblés,
ainsi que la lecture de l’étude « François Mauriac et Vémars » vous
aideront à découvrir comment cette morne plaine de France a pu être un élément
déterminant de sa longue et riche vie.
A Vémars, il a trouvé le
bonheur conjugal.
A Vémars il a connu la vie
intense du patriote lors de l’occupation allemande.
A Vémars il a trouvé en
ses vieux jours un climat pus clément que l’implacable soleil de sa Gascogne
natale
A Vémars il jouit du repos
éternel dans la fraiche argile du petit cimetière.
Présentation de Jean Golinelli
L'exposition "Présence de François Mauriac", organisée dans le grand salon de La Motte, du 28 septembre au 30 novembre 1985 se présentait sous forme de panneaux mobiles accueillant photos, documents originels et témoignages divers, tout cela grâce aux bienveillants apports de la famille Mauriac
Elle accueillit alors environ 600 visiteurs: population locale, journalistes, littéraires, universitaires, suscitant un vif intérêt, comme en témoigne le livre d'or du Musée.
Suivons l'ordre proposé par les organisateurs, chaque panneau offrant un thème particulier .2 - LA FAMILLE
3 - À VÉMARS
À MARCEL PROUST
Vémars (S. et O.),
Le 10 juillet 1921
Cher
ami,
Pourquoi faut-il que
vous songiez à me voir lorsque déjà j’ai quitté Paris ? Une plaine
indéfinie de betteraves m’isole du monde en une bonbonnière Second Empire que
peuplent ma belle-mère, ma femme et mes enfants. La chaleur – si terrible à la
campagne, m’oblige à la retraite et à la réflexion. Vous ignorez ce que c’est
quand « on n’est pas comme les autres », d’avoir « la vie de
tout le monde ».
(…)
Mauriac.
(Lettres d’une vie
Éditions Grasset)
(…)
Bien que ce fût
encore le mois d’août, la jeune fille s’étonna de respirer un parfum d’automne.
Elle arrivait de sa Guyenne qu’oppresse l’incendie du ciel : chez elle,
les feuilles roussies de marronniers déjà jonchaient le sol, les prés
poussiéreux mouraient de soif ; seules les vignes palpitaient de joie sous
le soleil. Bien différent, le pays de Valois que découvrait, ce matin-là,
Geneviève, avec ses humides verdures, s’étendait dans l’aurore, jeune corps
rafraîchi. Elle vit, au-delà des terres moissonnées, les coteaux où les noires
forêts demeurent comme de la nuit attardée.
(…)
À peine
descendue au jardin, elle dut remonter pour prendre un manteau. Pourtant c’est
l’heure où, dans sa maison de Guyenne, les serviteurs commencent de clore les
fenêtres car une brume de chaleur tremble sur les vignes ; une cigale
crépite, puis une autre ; les végétaux mourant de soif attendent immobiles
leur entrée dans la fournaise d’un jour torride. Mais ici l’humide nuit a
laissé une rosée abondante et son souffle frais. Geneviève est surprise de voir
dans un si petit village tant d’estaminets. De chétifs et farouches enfants
jouent sur les seuils. L’église n’est pas fermée. La lampe brûle devant l’autel
misérable. La jeune fille veut se recueillir ; vainement des oiseaux de
muraille pépient, se posent sur la chaire, sur le tabernacle même. Il semble
qu’aucun humain ne vienne déranger ici les oiseaux du ciel. (…)
La paroisse morte
1921
Revue des Jeunes
LE FLEUVE DE FEU
( …)
On
lui indiqua la route qui menait au village des Plailly. Il ne reconnut pas la
campagne que lui avait décrite Gisèle, la campagne empoisonnée d’engrais et où
tournent les corbeaux à peine plus noirs autour des instruments aratoires
émergeant de la boue – squelettes d’espèces disparues. Ce n’était pas encore
l’époque où la pulpe de betteraves pourrit dans les silos. Rien de tel en ce
jour d’été : sur la plaine et jusqu’aux collines boisées de Montmélian,
les javelles dessinaient un campement infini. Aucun bruit que d’une faucheuse
et, à grande altitude, un égosillement d’alouette. Comme par le soleil cette
alouette, Daniel par le village de Gisèle était attiré et il fit cinq
kilomètres d’un pas précipité, tête nue, Landais accoutumé au feu du ciel,
indifférent à cette lumière voilée
du Valois.
(…)
Le fleuve de feu
1923
Grasset
1925 - Madame Lafon avec Claude, Claire, Jean et Luce
À DENISE BOURDET
Le 17 Août 1951
Chère Denise,
(...)
Je suis à Vémars où je fais de gros
travaux.
J'aurai un cabinet en haut de la maison avec
une vue adorable sur le Valois.
Il pleut pour mes délices.
Je ne peux plus supporter, l'été, l'abominable
climat girondin.
Le jardin de Vémars est une merveille de
fraîcheur, de paix, de solitude - et à quarante minutes de l'avenue Théophile
Gauthier.
Le cimetière est à la porte et j'y ferai
creuser ma tombe.
(...)
A vous bien fidèlement.
F.M.
("Lettres
d'une vie", François Mauriac,
recueil publié sous la
direction Caroline Mauriac aux Editions Grasset)1953 - Jean Mauriac, François Mauriac, Paul Claudel
12 AOÛT 1957
Dernière promenade au bois Saint-Laurent. Nous y sommes allés hier, à l’heure des ombres
longues. Il m’apparaissait tel, dans cette lumière dorée, que devait le voir Gérard de Nerval quand in s’en
souvenait. Car ce pays de Sylvie, il ne le retrouvait
qu’au-dedans de lui. Nerval annonce Proust, me disais-je. Là-dessus a surgi un garde, vêtu de velours à côtes, qui nous a demandé sévèrement ce que nous faisions là. En ma personne, l’ombre de Nerval a été chassée de son paradis. Un dernier regard sur le bois que je ne verrai plus mais je le retrouverai là où il demeure, pour
l’éternité, ouvert à ceux qui en sont dignes : dans Sylvie.
François Mauriac
Bloc-notes I
Seuil
À MADAME FRANÇOIS MAURIAC
Grand Hôtel National,
Lucerne (Suisse),
30 août 1958
Je pense, ma chérie,
que vous devez être heureuse d’avoir retrouvé votre dernier-né. On me dit à
l’hôtel que mon train arrive à Paris à 8 heures. Vérifiez, si possible.
La mort de Martin du
Gard me fait peur : je ne voudrais pas finir à l’hôtel, seul ! Et le
vieil oiseau est content de regagner sa cage.
Il faut absolument s’occuper d’une tombe à
Vémars. A qui s’adresser ? Pensez-y et nous règlerons cela avant de
partir.
Le numéro sur Martin
de Gard du Figaro littéraire est très
bon, il me semble.
Donc à mardi matin.
Oui, j’irai directement à Vémars.
Votre
F. M.
Lettres d’une vie, 1904-1969
Caroline Mauriac
Grasset
LE FIGARO LITTÉRAIRE
Semaine du 21 au 27 mai 1964
LE
BLOC-NOTES DE FRANCOIS MAURIAC
Vémars.
Vigile de la Pentecôte.
Dans ce village aux portes de Paris, ce
n’est pas de Dieu que Nietzsche aurait pu dire : « Il est
mort… », car il y respire encore : si l’église est déserte, si tout
le sang paraît s’en être retiré, c’est tout de même un cœur qui bat faiblement,
mais enfin il bat. En vérité la nature, plus que Dieu, agonise ici. Dans le
grondement sans fin des moteurs sur les routes empoisonnées, la nature ne
survit qu’avec peine. Certes le jardin demeure un beau jardin, planté il y a
plus d’un siècle, et les géants qui le peuplent dressent encore, très loin
au-dessus de nous, leur chevelure épaisse de feuillage. En dépit du pétrole et
de l’huile des camions, il reste assez de lilas pour parfumer la nuit.
Mais le jardin qui l’emporte sur les
relents de la route ne peut rien pour préserver le silence, et pas même le
silence du soir. Hier, je m’étais mis en tête d’entendre le rossignol une fois
encore. Je ne voudrais pas m’endormir pour toujours sans avoir entendu le
rossignol. C’était une belle nuit, pareille à celle qui inspira à Jules
Laforgue ce cri que j’aimais autrefois : « Etoiles, vous êtes à faire
peur… ». Bien que la soirée fût avancée, le fleuve de moteurs ne s’était pas
interrompu de couler. Dans une minute de relâche je crus percevoir les deux
premières notes liquides du rossignol, que le fracas d’un camion recouvrit. Il
s’éloigna, mais l’oiseau s’était tu, peut-être pour toujours. La palpitation de
la nuit n’était pas perceptible comme elle l’est chez nous, en Guyenne :
ce fut le silence du néant.
Bien plus tard, ne dormant pas, je me suis
levé et je me suis penché à la fenêtre sur le gouffre odorant. Un moteur
gronda, non du côté de la route, mais sous les étoiles. Les jeux étaient faits :
je n’entendrais pas, ce soir, le rossignol. J’ai refermé la fenêtre et, étendu
sur le dos, dans les ténèbres, je me fredonnais à moi-même une mélodie oubliée
de Charles Gounod sur un poème de Lamartine *, où il appelle le rossignol « barde
ailé de ma solitude » La musique de Gounod, comme elle épousait le silence
d’une belle nuit ! L’ « adorable merveille » d’un chant
d’oiseau s’y trouve captée par une voix humaine. Peut-être n’entendrai-je plus
jamais le rossignol en ce monde qu’à travers cet air oublié que ma mère
chantait – et aussi en évoquant le rossignol que Dominique adolescent (dans le
roman d’Eugène Fromentin) écoutait toute la nuit « pour ses délices et
pour son tourment ». J’ai connu ce tourment et j’ai connu ces délices.
(…)
Hier nous allâmes à pied, à travers un
paysage à demi détruit (je reconnaissais un morceau de haie, un lambeau de
chemin), jusqu’à ce lit d’un fleuve inconnu, creusé de main d’homme, et où
aucune eau ne s’engouffrait encore : c’était le chantier de l’autoroute du
Nord, paysage éphémère et étrange comme d’un planète inconnue. Les Martiens, s’ils
existaient, seraient moins dépaysés, débarquant tout sur cette terre défigurée
et éventrée. J’ai regardé longtemps avec amour un chêne, seul debout au bord de
ce qu’il subsistait de chemin. C’était un des témoins des premiers témoins
druidiques de notre vieille histoire, car nous sommes ici aux confins du
Valois, ce qui s’appelait déjà la France avant que la France existât. Quand ce
chêne sera abattu il ne restera plus, au-dessus de la terre gorgée d’engrais,
que les grands arbres dressés autour de notre maison. Nous nous hâtâmes vers le
jardin, lac d’odeurs en ce moment, grâce aux lilas que le soleil ne dévore pas
en quelques jours comme à Malagar. Ici les nuits de printemps les prolongent.
Nuit glacée, nuit sans rossignol… Du
moins, au petit jour, ai-je entendu, pour la première fois cette année, le
coucou. Il chantait dans le jardin et dans les années. Ce n’était pas un coucou
mais
« le coucou » comme s’il n’y en avait jamais eu qu’un de
printemps en printemps (et le reste de l’année, il nicherait dans la Symphonie pastorale… ). Il chantait tout
près de la maison et je n’avais pas d’argent sur moi, comme on dit qu’il faut
en avoir quand le coucou chante. C’est que j’étais étendu dans ce lit Empire où
l’an dernier notre mère s’est endormie après un siècle de vie. Et maintenant
j’ai pris sa place dans la même barque immobile au bord de l’immense Ténèbre,
et ce qu’elle a attendu, je l’attends : cette Pentecôte éternelle, cette
« lumière des cœurs » dont il est parlé dans la séquence qu’on
chantera demain à la messe, cette lumière pressentie dès maintenant, et même
dès maintenant possédée.
J’achève ce second
volume des Mémoires intérieurs le mardi 25 juillet 1965, dans mon cabinet de
Vémars, en Seine-et-Oise.
Il ne fait pas beau. A
l’aube, en dépit d’un moteur qui déjà grondait dans le ciel, j’ai entendu
chanter le loriot aimé de Claude. Comme moi, il aime les oiseaux, non pas pour
eux-mêmes, mais pour le signe qu’ils sont de la vraie vie. La disparition des
espèces est la condamnation du monde tel qu’il devient. Le
grand Pan n’était pas mort jusqu’à aujourd’hui : c’est maintenant qu’il
agonise.
Claude et Jean, Claire et
Luce, je ne crois pas les avoir nommés souvent au long de ces deux volumes. Je
voudrais dire à leur sujet un de mes remords. Ah ! Il y en a bien d’autres
que celui-là ! c’est d’avoir été un jeune père aussi indifférent que je
l’ai été à ces petites vies autour de moi dont je me déchargeais sur leur mère
qui, elle, leur donnait chaque instant des ses jours et de ses nuits. Non que
je ne les aie chéris et que je ne fusse inquiet de leur moindre malaise. Mais
stupide écrivain pris par ses livres et par ce qui se passait au-dedans de lui,
je ne voyais pas la merveille qui naissait sous mon regard. Que ne donnerais-je
aujourd’hui pour regarder vivre à tous les instants de leur vie ceux de mes petits-enfants
qui sont encore des enfants… Mais quoi ! sur ce chapitre-là, celui de
père, comme sur tous les autres, je trace dans la marge le deleatur : la copie est à refaire décidément. Et elle ne peut
pas être refaite : elle est écrite pour toujours ; elle est cotée à
jamais.
NOUVEAUX MÉMOIRES INTÉRIEURS
Flammarion
1965
UN
CERTAIN REGARD
Dans ce pays de
Valois, l’été n’est que le trouble confluent du printemps et de l’automne. Les
dernières cerises que nous mangeons sont mouillées d’une brume qui déjà donne
au matin l’odeur de la rentrée. Même au soleil, je ne puis m’étendre sur la
prairie sans être saisi du froid de l’argile.
Je sais que l’été
règne ailleurs et que son royaume se confond avec celui de mon enfance : « Il y a 35° à l’ombre, m’écrit-on de
Malagar. Depuis trois mois nous n’avons pas de pluie. Tout est cuit :
comme petites récoltes, on n’aura rien, à part quelques pommes de terre. L’eau
manque : nous allons la chercher à la Garonne pour les sulfatages et pour
arroser les cyprès… Mais la vigne ne souffre pas. »
Autrefois,
j’étais comme la vigne : cette saison meurtrière m’exaltait, je bravais le
feu du ciel : « On ne sort même
pas les bêtes, et tu cours les routes ? » Oui, je courais les
routes, je chantais dans la fournaise.
Il me plaît de savoir
que la fournaise existe encore, mais aussi d’en être délivré. Le pays de la
soif ne m’attire plus. Entre le printemps et l’automne, dans ce Valois qui n’a
que trois saisons, j’ai établi ma demeure. Est-ce d’avoir atteint ce tournant de
la cinquantaine où un jeune critique, ces jours-ci, m’attaquait avec une
délicatesse ravissante ? Je ne sais… Je sais que sous ces ombrages saturés
d’eau et dans ce soleil trouble, l’esprit jouit de son propre éveil.
François Mauriac
Journal - Tome III
Grasset -1970
4 & 5 - LE POÈTE
6, 7 & 8 - LE ROMANCIER
9 & 10 - LE DRAMATURGE
12 & 13 - LE JOURNALISTE
14 - LES MAISONS FUGITIVES
15 & 16 - L'ÉTÉ 1970
12 &13 - LE JOURNALISTE
L'éditorial du VENDREDI 25 AOÛT 1944
LE
PREMIER DES NÔTRES
Par François
MAURIAC
A l’heure la plus triste de notre destin, l’espérance
française a tenu dans un homme ; elle s’est exprimée par la voix de cet
homme - de cet homme seul. Combien étaient-ils, les Français qui vinrent alors
partager sa solitude, ceux qui avaient compris à leur manière ce que
signifie : faire don de sa personne à la France ?
Morts ou vivants, ces ouvriers obscurs de le première
heure resteront incarnés pour nous dans le chef qui les avait appelés et
qu’après avoir tout quitté ils ont suivi, alors que tant d’autres flairaient le
vent, cherchaient leur avantage, trahissaient .
C’est vers lui, c’est vers eux que la France
débâillonnée jette son premier cri, c’est vers lui, c’est vers eux que,
détachée du poteau, elle tend ses pauvres mains.
Elle se souvient : Vichy avait condamné cet homme
à mort par contumace. Le jeune chef français qui, le premier en Europe, avait
connu, défini les conditions de la guerre nouvelle recevait l’anathème d’un
vieux maréchal aveugle depuis vingt ans. La presse des valets français, au
service du bourreau, le couvrait d’outrages et de moqueries. Mais nous, durant
les soirs de ces hivers féroces, nous demeurions l’oreille collée au poste de
radio, tandis que les pas de l’officier allemand ébranlaient le plafond
au-dessus de nos têtes. Nous écoutions, les poings serrés, nous ne retenions
pas nos larmes. Nous courions avertir ceux de la famille qui ne se trouvaient
pas à l’écoute : « Le Général de Gaulle va parler… Il
parle ! ». Au comble du triomphe nazi, tout ce qui s’accomplit aujourd’hui
sous nos yeux était annoncé par cette voix prophétique.
A cause de lui, à cause de ceux qui ont pris part les
premiers à sa solitude, nous n’avons pas perdu cœur. E ce temps-là, notre œil
n’osait mesurer l’interminable calvaire qui nous restait à gravir et nous
n’imaginions pas ce que ce Français saurait acquérir d’autres titres à notre
gratitude infinie. Mais lorsque, d’année en année, nous l’avons vu défendre la
souveraineté de la France humiliée et vaincue, comme nous l’avons aimé pour
cette dignité patiente et jamais en défaut ! Comme nous étions avec lui
durant ces débats que nous devinions épuisants et comme à certaines heures nous
avons pressenti, nous avons partagé sa souffrance !
Ah ! qu’on nous comprenne surtout ! dissipons
dès le premier jour l’équivoque : en 1830 et en 1850, lorsque les classes
dirigeantes françaises se ruèrent aux genoux de Louis-Philippe et du
Prince-Président, elles cédaient à des sentiments excusables sans doute mais
qui aujourd’hui nous paraissent abjects. Est-il besoin de l’affirmer ?
Aucun d’entre nous, aucun homme de la Résistance n’a jamais pensé au Général de
Gaulle comme au soldat à poigne qui maintiendra parla force le peuple dans
l’obéissance et qui défendra l’épée à la main les privilèges de quelques-uns.
Il demeure au contraire à nos
yeux ce qu’il fut dès le premier jour : ce défenseur que la liberté trahie
vit se lever tout à coup. En ce temps-là, sur la France matraquée, les
Maurassiens de Vichy, en tremblant de joie, essayaient enfin leur système.
Alors, ce Français qui, par une prédestination mystérieuse, avait reçu en
héritage le nom même le la vieille Gaule, essuya les crachats sur la face de la
République outragée. Et nous, il faut bien l’avouer, qui, depuis notre
adolescence, ne croyions guère plus en elle, nous l’avons reconnue enfin, cette
République de nos pères, nous avons eu foi en sa résurrection.
Ce dépôt que la
France, trahie et livrée à ses ennemis, avait confié à de Gaulle, voici qu’il
nous le rapporte aujourd’hui – non pas à nous seuls, bourgeois français, mais à
tout ce peuple dont chaque parti, chaque classe, a fourni son contingent
d’otages et de martyrs. Sa mission est de maintenir dans la France restaurée
une profonde communion à l’image de celle qui, dans les fosses communes,
creusées par les bourreaux, confond les corps du communiste et du prêtre
assassinés.
Cette mission, le
Général de Gaulle ne s’en est pas investi lui-même. Dès que les prisonniers et
les déportés seront sortis de leur enfer, la France sera appelée à ratifier le
suffrage des millions de morts et de vivants qui ont tout donné pour que ce
jour entre les jours se lève enfin.
La Quatrième
République est la fille des martyrs. Elle est née dans le sang, mais dans le
sang des martyrs. Ce sang des communistes, des nationaux, des chrétiens, des
juifs, nous a tous baptisés du même baptême dont le Général de Gaulle demeure
au milieu de nous le symbole vivant. Que de tendances héritées ou acquises il a
dû vaincre pour devenir cet homme qui a exprimé l’âme toute entière, l’âme
indivisible de la pauvre France divisée contre elle-même ! Que d’habitudes
d’esprit il a dû surmonter ! A chacun de nous de remporter sur lui-même
cette victoire.
Nous sommes sans illusion
sur les hommes ; nous savons bien que la plupart cherchent leur intérêt.
Le but à atteindre pour nous, c’est que la IV° République entre dans l’histoire
telle que l’ont rêvée ceux qui ne cherchaient pas leur intérêt puisqu’ils ont
donné leur vie ; c’est de sculpter avec amour cette République à la
ressemblance du visage invisible qui reçut le dernier regard de Gabriel Péri,
de l’abbé Tiat, de Decour, de Politzer, du R.P. Guilhaire, de Pironneau,
d’Estiennes d’Orves, de l’abbé Gilbert…
Ce soir, je songe aux
vers du vieil Hugo, dont j’ai souvent bercé ma peine, durant ces quatre
années :
O libre France enfin surgie !
O robe blanche après
l’orgie !
Cette robe blanche,
Dieu veuille qu’elle demeure pareille à la tunique sans couture du Christ,
qu’elle demeure indéchirable, qu’aucune force au monde ne dresse plus jamais
les uns contre les autres ces Français que, dans la Résistance, le Général de Gaulle
a unis.
François
MAURIAC,
de l’Académie française.
14 - LES MAISONS FUGITIVES
Au mois d'août à Vémars
Avec son petit-fils Laurent Mauriac
Avec Caroline et Laurent Mauriac
Avec Claire Wiazemsky, Laurent, Caroline et Jean Mauriac
Avec Marie-Thérèse Gay-Lussac, Claire Wiazemsky, Bruno Gay-Lussac, Jean, Caroline et Laurent Mauriac
LES DERNIERS BLOC-NOTES
Jeudi 14 août
La preuve de l’état de
déréliction et d’abandon dans lequel je me trouve fait que je n’ai même pas eu
la curiosité ce matin 14 août en première page de Combat de lire un article qui
d’après le titre me concerne. Je ne suis plus capable de me réjouir ou de
m’irriter de choses de cet ordre qui font de la vie littéraire une petite
guerre puérile et divertissante.
Vendredi 15 Août
Je ne songe même plus dans
ma sombre paresse à chercher la liturgie de ce jour qui n’est plus celle de mon
enfance.
…
Croire à la vie éternelle ça
n’est pas forcément croire qu’il y a le moindre trait commun entre ce qui est
réellement et les représentations que notre anthropomorphisme inventa. Je me
suis souvent imaginé l’étonnement des saintes femmes de ma famille à leur
entrée dans l’éternité. Mais après tout qu’en savons-nous ?
Tel est l’amour de Dieu pour
nous qu’il est bien capable d’avoir fait e sorte que bonne-maman et maman
auront une vue fulgurante des choses qu’elles ont crues quand elles étaient sur
la terre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire